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Les Echos, Benjamin Quenelle

En marge de la visite d'Emmanuel Macron en Russie cette semaine, des accords pourraient être signés entre deux filières depuis longtemps en quête de partenariat.

A la Maison des polytechniciens, en février dernier, Kirill Komarov a frappé les esprits. Lors d'une rencontre avec l'élite parisienne, le patron de l'export du géant du nucléaire russe Rosatom a cité un chiffre prometteur pour un partenariat franco-russe : chaque nouvelle centrale construite à l'étranger par les Russes, en Europe ou sur l'immense marché des « nouveaux entrants » à l'énergie atomique, pourrait générer un milliard d'euros de commandes chez les fournisseurs et divers partenaires français. « Nous avons besoin de vos technologies. Nous devons trouver un espace commun pour travailler davantage ensemble », a encore répété aux « Echos », la semaine dernière à Sotchi, Kirill Komarov lors d'Atomexpo, le « Davos nucléaire » de Rosatom.

Un accord pourrait-il être signé dès la visite d'Emmanuel Macron en cette fin de semaine en Russie ? « Soyez patient… », a confié Kirill Komarov dans un large sourire.

Dans les coulisses d'Atomexpo, malgré une présence plutôt discrète, les Français étaient déjà à la manoeuvre la semaine dernière. Engie y a signé avec Rosatom un programme de coopération, en vue d'équiper les salles de machine des futures centrales nucléaires russes en projet à l'étranger. « Des groupes de travail doivent se mettre en place et identifier les projets concrets », précise une source chez Engie. En marge du forum économique de Saint-Pétersbourg où, ces jeudi et vendredi, Emmanuel Macron est reçu en hôte d'honneur par le chef du Kremlin Vladimir Poutine, un autre accord devrait suivre. Framatome, devenue filiale d'EDF, pourrait signer avec Rasu qui, au sein de l'immense structure Rosatom intégrant tous les métiers de la filière, est son partenaire naturel pour les systèmes de contrôle-commande I & C, système nerveux de toute centrale pour le contrôle des réacteurs.

« Nous avons la technique mais, à cause du chaos postcommuniste chez nous, avons encore de nombreux trous à combler. Les Français, eux, n'ont jamais cessé d'investir et d'innover », confie une source dans l'équipe de Kirill Komarov. « Pour s'exposer et vendre à l'étranger, rassurer les clients et convaincre les autorités internationales de sûreté, les Français peuvent beaucoup nous apporter. C'est une référence et une assurance, un gage de qualité et de crédibilité », insiste-t-il, appelant donc à la mise en place d'un bon « mix franco-russe » du nucléaire.

Cette association permettrait aussi de rassurer les investisseurs alors que le financement des centrales et toute l'ingénierie contractuelle restent « notre maillon faible », de l'aveu même d'une autre source en interne chez Rosatom. Des projets de vente ont déjà échoué faute de capitaux car les prêts de l'Etat russe en accompagnement ne peuvent pas se généraliser et devenir une approche commerciale à long terme.

Enorme contrat turc

Le potentiel d'un partenariat franco-russe est aussi large que l'expansion internationale espérée par Rosatom. Avec des projets phares en cours en Europe (Finlande, Hongrie, Biélorussie) mais aussi en Inde et en Chine, le géant russe présente un cahier de commandes à faire pâlir la filière française de l'atome civil, à la peine après sa difficile réorganisation : 33 contrats pour de nouvelles centrales, soit 130 milliards de dollars. Une douzaine est en chantier. Les autres sont à diverses phases initiales de développement. Dans cette expansion internationale, Rosatom fait fi des doutes provoqués, surtout en Europe, par l'accident de Fukushima. A son Atomexpo de Sotchi, le débat était d'autant plus réduit qu'aucun vrai opposant au nucléaire n'avait été invité. Au contraire, les signatures d'accords-cadres se sont multipliées avec « les nouveaux entrants ».

Du Bangladesh à la Zambie, de la Bolivie au Soudan, Rosatom cible avant tout ces pays de l'hémisphère Sud n'ayant jamais eu d'énergie nucléaire. Pour le moment, il s'agit surtout d'aider à la formation de cadres et de lancer de premières études. Avec déjà un premier gros contrat de 15 milliards d'euros pour sa centrale de troisième génération VVER, en opération depuis deux ans en Russie même : Akkuyu, en Turquie, où le mois dernier, les présidents russe et turc, Vladimir Poutine et Tayyip Erdogan, ont posé ensemble la première pierre. Les filières nucléaires française et russe avaient pendant un temps imaginé une collaboration pour ce chantier turc. La politique en a décidé autrement. « Hélas, hier comme aujourd'hui, nous ne sentons pas de réelle volonté des Français de collaborer… Si nous finissons par le faire, il faudra commencer par un chantier concret avant de lancer un partenariat plus large », prévient une source dans l'entourage de Sergueï Kirienko, le grand patron de Rosatom qui, depuis dix ans, a orchestré le retour de la Russie dans la communauté nucléaire civile internationale, grande ambition du Kremlin de Vladimir Poutine. Il a désormais rejoint l'administration présidentielle mais reste un influent chef d'orchestre chez Rosatom.

Ce succès industriel et désormais commercial de la filière russe a contrasté dans le temps avec la chaotique réorganisation de la filière française. « Les Français nous ont laissé le marché », assurent pudiquement les cadres de Rosatom, souvent un sourire en coin en évoquant les errements de l'EPR français. Au fil des ans, Rosatom a intégré toute l'industrie sous une même structure publique, capable de proposer non seulement des centrales clefs en main mais aussi avec ce VVER un modèle de bonne taille et pas trop compliqué. Les Russes ne comprennent pas pourquoi la France a pendant longtemps choisi une structure bicéphale, avec Areva et EDF, et désormais avec EDF, supposé prendre le leadership, et Orano, nouveau nom de baptême d'Areva recentré sur le seul combustible. « Dans le nucléaire, comme dans l'armée, il faut une verticale claire avec une seule tête sous le contrôle de l'Etat », insiste-t-on chez Rosatom qui, désormais décomplexé vis-à-vis du « grand frère français », est en position de force pour négocier de futurs partenariats.

Les faits à retenir

Chaque nouvelle centrale construite à l'étranger par les Russes pourrait générer un milliard d'euros de commandes chez les fournisseurs et divers partenaires français.
Avec des projets phares en cours en Europe mais aussi en Inde et en Chine, Rosatom présente un cahier de commandes à faire pâlir la filière française de l'atome civil.
Au fil des ans, Rosatom a intégré toute l'industrie nucléaire russe sous une même structure publique, capable de proposer des centrales clefs en main.
Les Russes ne comprennent pas pourquoi la France a pendant longtemps choisi une structure bicéphale, avec Areva et EDF.

Benjamin Quenelle - Correspondant à Moscou

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