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Le Monde Economie, par Jean-Michel Bezat

Kirill Komarov, premier directeur général adjoint du groupe public russe chargé de l’international, explique au « Monde » les ambitions du premier constructeur de centrales nucléaires.

L’opprobre jeté sur la filière nucléaire russe avait un nom : Tchernobyl. Sa fierté retrouvée en a un autre : Novovoronej. C’est dans cette centrale située à 500 kilomètres au sud de Moscou que l’entreprise publique Rosatom a lancé, le 20 mai, son réacteur de troisième génération (3G+) VVER, d’une puissance de 1 200 mégawatts, qui a atteint sa pleine puissance fin octobre. Novovoronej symbolise le grand retour, voulu par Vladimir Poutine au milieu des années 2000, de la Russie dans la communauté nucléaire mondiale. Moscou a non seulement repris sa place, mais son industrie nucléaire civile, lancée sous Staline, est à l’offensive.


L’accident de Fukushima, en mars 2011, n’a pas tué le secteur. « Cela a été un choc, mais des contrats pour 70 gigawatts (GW) de nucléaire ont depuis été signés dans le monde et il y a une perspective de nouvelles capacités de 100 GW d’ici à 2020 », indique Kirill Komarov, premier directeur général adjoint de Rosatom chargé du développement et des affaires internationales, dans un entretien au Monde.


Les industriels regroupés au sein de l’Association nucléaire mondiale estiment que 1 000 GW de nouvelles capacités seront installées d’ici à 2050. « A cette date, [l’association] prévoit que 25 % de l’électricité seront d’origine nucléaire », fait remarquer M. Komarov. Le « meilleur avocat » de l’atome ? Le péril climatique, répond-t-il. « Le monde n’aura pas seulement besoin de plus d’énergie, mais d’une énergie sans dioxyde de carbone. Et de nombreux acteurs ou gouvernements partagent la certitude que celle-ci ne se limite pas à l’hydraulique, au solaire, à l’éolien ou à la biomasse », indique-t-il, rappelant que, selon la Commission européenne, 53 % de l’électricité sans carbone de l’Union est d’origine nucléaire. Et que l’accord de Paris sur le climat de décembre 2015, réaffirmé à Marrakech lors de la COP22 qui vient de s’achever, fournit « une base très solide pour le développement du secteur ». M. Komarov constate d’ailleurs « un intérêt fort en Asie et au Moyen-Orient », une région où son groupe est « sur le point de signer un contrat commercial avec l’Egypte pour quatre réacteurs ».


Le « défi » du financement


Avec ces réacteurs présentés comme « les plus innovants », Rosatom sort peu à peu de la sphère d’influence de l’ex-Union soviétique, même si ses contrats sont surtout signés avec des pays où Moscou a – ou a eu – de bonnes relations, comme l’Inde ou l’Iran.


« Avec 36 projets hors de Russie, dont une quinzaine de réacteurs en construction en Iran, Biélorussie, Inde, Chine, Bangladesh, Turquie et Finlande, nous sommes le premier fabricant mondial de nouvelles centrales, estime-t-il. En plus, huit unités sont en cours de construction en Russie. »


Le « M. Exportation » de Rosatom précise que la corporation d’Etat « escompte un carnet de commandes de 130 milliards de dollars [123 milliards d’euros] fin 2016 » sur tous les maillons de l’activité : extraction et enrichissement d’uranium, combustible, réacteurs, recyclage, démantèlement…


En 2006, la Russie a en effet choisi de créer une société verticalement intégrée, notamment en nationalisant des activités cédées au privé sous l’ère Eltsine. « Nous l’avons fait au nom de l’efficacité et la suite a montré que c’était le bon choix, se félicite-t-il. Il est plus efficace de fournir équipements et services à nos clients en un seul paquet. Les pays qui n’ont aucune expérience nucléaire le demandent, cela réduit les risques pour eux. »


Cette industrie nucléaire, une nouvelle fois ébranlée dans ses fondements par Fukushima, peut retrouver son lustre des années 1980, affirme M. Komarov. « A l’époque, elle mettait chaque année en service 35 GW à 40 GW de capacités dans le monde, rappelle-t-il. Avec la technologie et les gains de productivité actuels, on peut retrouver ce rythme. Rosatom est capable de construire cinq ou six réacteurs par an. »


« Construire notre nouveau réacteur en soixante mois »


A terme, la Russie vise « 25 % à 30 % du marché mondial » tous segments confondus. « En Finlande, nous prévoyons de construire notre nouveau réacteur en soixante mois », assure M. Komarov. Beaucoup plus vite que l’EPR d’Olkiluoto, fabriqué par Areva, qui a fait exploser tous les compteurs.


« Nos VVER 1 000 et VVER 1 200 de troisième génération + (3 G+) répondent à 100 % aux exigences post-Fukushima » édictées par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), ajoute-t-il. « C’est à ce jour le seul réacteur de troisième génération plus (3 G+) en fonctionnement doté de sécurités actives et passives », assure le dirigeant de Rosatom. Et ces réacteurs construits à l’étranger bénéficieront des retours d’expérience des unités exploitées en Russie. Car, « avant d’exporter des réacteurs, il faut d’abord en construire dans son propre pays », estime M. Komarov. Les fabriquer en série permet aussi de bénéficier d’économies d’échelle et de disposer des compétences sur l’ensemble de la chaîne nucléaire.


« Le problème d’Areva en Finlande est qu’il était responsable de la totalité du projet alors que l’entreprise n’avait jamais entièrement construit une centrale, analyse-t-il. Quand nous avons lancé nos premiers projets à la fin des années 1990 en Chine, en Inde ou en Iran, nous avons essuyé des pertes, et nous en avons tiré de bonnes conclusions. »


Reste la question du financement du nucléaire, où la mise de départ est colossale. Des projets ont été récemment abandonnés, comme au Vietnam, ou repoussés, en République tchèque, pour cette raison. « C’est le plus grand défi. Lever les capitaux au moment où les prix de l’électricité sont très bas est difficile. Et il faut les mobiliser dès le début du projet pour pouvoir le mener à bien, reconnaît M. Komarov. Il est impossible de construire des centrales nucléaires sans le soutien des Etats, sans qu’ils investissent directement ou garantissent un prix de l’électricité à long terme », comme le Royaume-Uni l’a accordé aux deux EPR d’EDF à Hinkley Point.


Héritier du ministère de l’atome (Minatom) de l’ère soviétique, Rosatom tire-t-il un avantage compétitif de sa proximité avec l’Etat ? « Non », répond le dirigeant, avant de souligner qu’« EDF, Areva ou Alstom bénéficient des garanties de la Coface, qui est une aide publique importante à l’industrie française ». Et qu’Areva et EDF, très majoritairement détenus par l’Etat, bénéficieront en 2017 d’une recapitalisation de 9 milliards d’euros au total.



Rosatom, le fleuron du nucléaire russe


Issue du démantèlement du ministère russe de l’atome (Minatom), Rosatom est l’entreprise chapeautant l’ensemble des activités nucléaires du pays. Créée en 2006 par Vladimir Poutine, elle regroupe plus de 300 sociétés et institutions, y compris des activités privatisées sous l’ère Eltsine. En France, une telle entreprise regrouperait les activités exercées par EDF, Areva, Alstom, le Commissariat à l’énergie atomique et l’Autorité de sûreté nucléaire. Rosatom, qui emploie plus de 250 000 personnes, est aussi présente dans la médecine nucléaire et la fabrication de missiles. Elle réalise 13 milliards de dollars (12,2 milliards d’euros) de chiffre d’affaires.


http://www.lemonde.fr/economie/article/2016/11/21/rosatom-vise-25-a-30-du-marche-nucleaire-mondial_5035093_3234.html#yAWc8PzgXpPb0iP0.99